Tuesday, March 8, 2022

Jean Giono ✎ „De certains parfums”

 

Jean Giono

„De certains parfums” 

29 août 1970

 

A la fin des années 1960, Louis Amic, président de Roure-Bertrand-Dupont, commande une préface à Jean Giono pour la revue Recherches, écrit six semaines avant la mort de l'auteur.

  

Les dieux créent les odeurs ; les hommes fabriquent du parfum. Nus et faibles, ils ne peuvent survivre qu'avec des machineries (des machinations).

Le parfum, c'est l'odeur plus l'homme.

Dans l'épreuve (dans les temps très anciens), Nimrod traversa les ténèbres : son épée était noire, son arc était noir, ses flèches étaient noires, sa trompette de chasse était noire comme la nuit, son cheval était noir, bien entendu, mais tous les harnais, les éperons, les étriers étaient également noirs; tous ses pas étaient noirs, et ses clameurs étaient éperdument noires; la lumière même était noire dans son principe : elle ne pouvait éclairer qu'un monde noir, et le sang de ses ennemis que Nimrod répandait était strictement noir.

Comme tous les bergers (qu'il était), il mâchonnait un brin d'absinthe. Naturellement l'absinthe appartient aux dieux : son odeur était donc noire. Mais une goutte de sueur de Nimrod coula au creux de ses joues et elle humecta le brin d'absinthe. Aussitôt l'odeur devint parfum : la lumière dorée écarta les ténèbres, les passions recommencèrent à chatoyer et le sang des ennemis que répandait Nimrod redevint rouge.

A la fin de la guerre de 39, dans le Pacifique, les Kamikazes se jetaient, ceinturés de bombes, à qui mieux-mieux sur les ponts des porte-avions et autres cuirassés de bataille. Ils n'étaient pas que bardés du fulminate des arsenaux d'Osaka. Détruire coûte que coûte était parfait, mais, promis à la plus éblouissante des morts, ils avaient, comme tout le monde, besoin de viatique. Tous les historiens de ce théâtre (c'est le cas de le dire) de la guerre : Léonce Peillard, William Palgrave, Ernst Moeser, Jules La Rive, etc. sont d'accord : tous les Kamikazes emportaient avec eux un parfum personnalisé. Ce n'était ni le parfum de tout le monde, ni celui d'un corps de doctrine, ils le fabriquaient chacun pour son compte personnel à partir d'éléments qui leur convenaient en propre. Il ne s'agissait pas d'amour, délices et orgues, mais de l'essentiel. On n'a pas retenu les formules, ou tout au moins de quelques-unes; ces machinations se faisaient d'ailleurs en secret. C'est dommage. Comme quoi, à la guerre, on ne pense pas toujours à tout.

Par contre, on connaît les ingrédients des mélanges qui composaient les parfums "personnalisés" de certains princes samouraïs de l'an mille à la cour des Fujiwara. Notamment un certain Kurobo, prince de surcroît, mais surtout hérissé de cuirasses, d'armures, de targes, de carquois, de flèches, de lances, de sabres, de poignards, de gantelets, comme un énorme insecte venimeux. Il marchait les jambes en manches de veste, pas à pas, lentement, dans la forêt de pins, avec un très considérable bruit de ferraille. Il défendait la veuve et l'orphelin et il l'attaquait à l'occasion. Il a laissé sa trace dans les chroniques, et en particulier la recette de son parfum personnel, son "essence" (comme pour les Kamikazes). Il mélangeait, par parties égales, du musc, de la tulipe tropicale, du clou de girofle, du safran, du santal, de la résine, du coquillage pilé, de la cannelle, de l'armoise, de l'euphorbe, de l'aloès et du crottin de chèvre, plus certainement quelques ingrédients secrets. Cette alchimie se faisait à midi; il fallait un endroit désert, généralement sinistre, une plage par exemple, battue par le noroît d'été.

Un autre, mais celui-là n'était pas un guerrier crustacé hérissé d'antennes et de dards, Baïka, était un courtisan enveloppé de failles, de soies, de moires, de rubans et de fanfreluches empesées. Son parfum personnel était composé de racine de galanga, de rossolis, de rue, de lentille d'eau, de galle maligne, d'abeille pilée et de crottin de cheval. Or, il se contentait de se pavaner dans son amidon; il n'était donc pas un sabreur. Néanmoins il avait eu l'idée du crottin de cheval qui, dans l'essentiel, est bien une arme, ou plus exactement une armure.

La chronique de la période de Héian s'étend longuement sur les parfums personnels : il s'agissait, comme on voit, de préparations complexes, qui révélaient la vérité d'un personnage, ou son contraire. Ces encens étaient, comme toujours, des machinations ou des machineries contre le siècle ou contre le ciel, ou contre les deux. On comprend mieux désormais le parfum des Kamikazes modernes : l'homme ne change pas.

Sous les Han, l'aristocratie chinoise se servait abondamment de parfums artistement agencés, surtout à l'époque de la chasse impériale. En temps normal, quelques grains d'anis et d'huile de coings suffisaient, mais quand rhinocéros et tigres surgissaient du noir des forêts ou du brouillard des marécages, quand il fallait se mettre "en frais, nus et sans armes" devant les bêtes féroces, quand les chars de guerre grondaient comme le tonnerre, quand les chevaux faisaient tinter leurs clochettes et "bondissaient comme des carpes", quand les étendards claquaient dans le vent, quand tigres, léopards, cerfs, sangliers, ours géants, pêle-mêle pourchassés, éclataient en griffes et dents, alors on avait vraiment besoin d'un parfum spécial pour "rappeler l'âme"; car il fallait bien se garder de se conduire en boucher.

Ce parfum spécial était combiné par des chimistes pour ces "cas d'espèces". Leur pharmacopée a laissé des recettes : elles n'utilisaient que des poudres telluriques. Il s'agissait de piler et de mélanger du silex, du porphyre, du marbre, de la serpentine, du cristal de roche, et souvent des pierres dites communes, qui en réalité ne le sont pas, à cause de leurs formes ou des lieux où elles se trouvent, ou en situation. Ces poudres minérales inorganiques s'organisaient à partir de proportions bien définies, et d'un certain sel, souvent d'un sulphure, mais jamais de cinabre.

Dans les oasis du Tarim qui s'égrènent au sud du Gobi, les trappeurs mongols viennent piéger à la lisière des sables une grosse gerboise, presqu'aussi grosse que les oursons qui dansent d'habitude autour des orgues de barbarie dans les foires. Ces gerboises ont dans leur tête, juste au-dessous du bulbe rachidien, une pierre, très dure mais un peu savonneuse, de couleur verte, et semblable à une amande avec sa coque printanière. Cette pierre était très prisée par les parfumeurs de l'époque. Concassée dans des mortiers de marbre, réduite finalement en poudre impalpable, elle animait prodigieusement tous les minéraux. Certains très grands aristocrates (qui ne furent jamais empereurs) dédaignaient cependant la "pierre de gerboise" : ils prétendaient, à juste titre d'ailleurs, qu'il ne s'agissait pas d'un minéral mais d'une matière animale, et qu'elle émoussait "la pointe de la flèche".

A propos du Gobi, tous les déserts contiennent toujours des ingrédients secrets, aussi bien pour les pharmacopées que pour les usages délicats. Quand on va de Merv à Balkh (quand c'est absolument nécessaire, autrement on fait le tour par Meschad, Herat et la passe de Zulficar dans les Monts Afghans) on traverse une étrange steppe désolée; tout y est mouvant et indécis. On ne s'y hasarde que hors la loi; c'est un trajet pour aller vite. Sables, rochers, dunes, marécages, rien n'est défini, tout est indécis. Ce qui terrifie surtout, c'est l'imprécision; on préférerait être sûr de quelque chose, même la mort, mais on n'est sûr de rien.

Après le désastre subi par les armées russes dans le désert en 1717, on apprit par les récits des prisonniers échappés à l'esclavage de Khiva qu'il existait ainsi une région qui n'a pas de nom et "insupportable". Par exemple, on y voit passer des fleuves qui changent de place : ils coulaient nord-sud, deux heures après ils coulent est-ouest, ou bien ils retournent à leur source, ou bien, brusquement, ils disparaissent presque sous vos yeux. A l'extrême limite, un fleuve si large qu'on distingue à peine la rive opposée, comme l'Amou-Daria, l'Oxus d'Alexandre, qui se jetait à la Caspienne, ou se perdait dans les sables, se jette souvent, ou quelquefois à la mer d'Aral, ou ailleurs, si rapidement et de façon si imprévisible, qu'on crut longtemps que les Khi-viens (les gens de Khiva) détournaient l'Oxus à leur guise, soit contre les invasions des russes ou contre les bandits turkmènes de la steppe.

A l'époque d'Alexandre II, il y avait encore à Saint-Pétersbourg, au coin du pont Saint-Siméon (aujourd'hui pont Biélinsky) un immeuble tarabiscoté qui semblait en sucre candi; il abritait une sorte de musée des guerres Turko-manes. On y voyait notamment l'extraordinaire défroque des rares prisonniers russes échappés de Khiva, et on remarquait en particulier dans une vitrine, sur une étagère, trois sachets en toile grossière, pas plus gros que des poings d'enfants. On pouvait se demander ce qu'étaient ces minuscules baluchons, puisque par ailleurs on savait par l'histoire et la géographie que la région innommable entre Balkh et Merv nécessitait des semaines et des semaines de marche. Il fallait donc un viatique plus volumineux. Eh bien, non, ce viatique suffisait; non seulement il suffisait, mais il était même absolument indispensable. On pouvait très bien subsister matériellement dans ces steppes désolées : on y trouvait facilement une plante au petit feuillage rond, avec une fleur jaune microscopique, mais qui s'enracinait en d'énormes tubercules farineux, très comestibles, très nourrissants, ayant le goût d'artichaut; quant à l'eau, il n'était pas de jour, même d'heure sans rencontrer quelque ruisseau en balade, ou un étang en train de se carapater, ou tout au moins une flaque. Mais l'âme ? Le mot est usé jusqu'à la corde, nous n'en faisons usage qu'à contresens, tandis que les fuyards étaient obligés d'affronter des conditions inhumaines, à proprement parler ce qu'on appelle la terreur panique.

Ces prisonniers évadés se confiaient, aveuglément, à ces petits paquets de toile grossière conservés au musée Skobeleff. C'était un parfum, un esprit; en l'occurrence du ladanum ou ledanum, une rosée subtile qui provient d'un cyste. On le rencontre en particulier dans l'oasis de Khiva et quelquefois dans les îles de l'archipel grec.

Ce cyste forme un petit buisson qui atteint souvent près d'un mètre de hauteur. Les tiges et les feuilles sont garnies de poils au bout desquels se dépose une sorte de résine qui s'épaissit à l'air et qui reste là suspendue en gouttelettes visqueuses. Le procédé qu'on emploie est le même qu'au temps d'Hérodote et de Dioscoride : le matin de très bonne heure les bergers conduisent leur troupeau de chèvres dans ces environs. Le ladanum pur et visqueux s'attache aux barbes des chèvres; on l'en retire, et le ladanum ainsi recueilli est le plus pur et le moins chargé de matières hétérogènes. Tandis que les troupeaux paissent paisiblement, les bergers en amassent aussi d'ailleurs d'une autre manière : ils attachent au bout d'une petite perche une peau de chèvre avec laquelle ils vont essuyer les plantes couvertes de cette rosée.

Ce ladanum passait pour préserver de la peste; on croyait qu'il suffisait d'en tenir un morceau dans la main et de le porter souvent à ses narines. Les philosophes du Khorassan expliquent la chose d'une autre façon. Il n'existe pas, disent-ils, de remède à la mort, mais par un certain truchement, on acquiert une "faculté d'assimilation".

Après la conquête de la Nouvelle-Espagne, le marquis de Cristoval de Oli, compagnon de Cortez, fut marié avec une fille du seigneur de Tezcaco, laquelle avait nom dona Anna et était belle. Devenu veuf, il épousa la fameuse "faculté d'assimilation" et il ne mourut pas, il ne fit que disparaître.

Il rassembla sa petite armée : quatre-vingts soldats, à peu près, et, avec son apothicaire et son montreur de marionnettes, il entra à l'aventure dans l'inextricable forêt de la presqu'île du Yucatan. Ils taillèrent leur route pas à pas à coups de sabre à travers l'enchevêtrement des arbres, des lianes, des clématites géantes et d'un végétal prodigieux plus dense que du silex. Ils mangeaient du perroquet, du paon, des gros lézards, des serpents, et même certains vers de terre à goût de châtaigne. Chaque soir, ils arrondissaient une clairière pour les sergents et les miquelets; une autre clairière, plus petite, était arasée un peu plus loin pour l'usage personnel du marquis, où le montreur de marionnettes montait son tréteau de toile et l'apothicaire démaillotait ses cornues. C'était l'heure du mouchoir de senteur. L'homme de l'art : un Tolédan affilié avec les spagiristes les plus réputés, versait avec une pipette quelques gouttes d'un baume sur un mouchoir de dentelle, et le conquistador s'en flattait les narines pendant que les marionnettes cabriolaient, ou prenaient simplement des attitudes, en silence, devant lui.

Seuls quelques soldats revinrent, longtemps après, de cette expédition : un certain Pedro de Ircio, un brave, de taille moyenne, trotte-menu, grand hâbleur et conteur de ses faits; mais surtout Francisco de Morla, gaillard soldat très bien tenu, surnommé le Galant, très brave et triomphant. C'est lui qui raconta l'histoire.

La petite troupe s'amenuisa : les fièvres, les accidents, les venins, les rixes, quelques flèches au curare, et surtout la vanité de cette déambulation en pure perte, pour ceux qui n'avaient pas le parfum comme ressource, et finalement comme simple but, et personne ne vit mourir Cristoval de Oli.

Le tracé de l'autoroute Nord de Marseille a effacé dans les collines des Aygalades et St-Bar-thélémy d'anciens domaines de riches armateurs, fiers à l'époque de leurs parcs séculaires, leurs jets d'eau et leurs constructions à clochetons, à miradors et à observatoires à télescopes. De ces hauteurs, grâce à ces lunettes à pied, ils pouvaient reconnaître loin en mer les arrivées de leurs cargaisons avant même l'ouverture de la Bourse. Les bulldozers, scrappers et autres mastodontes ont pulvérisé les arbres, les bassins, les fontaines, les miradors, les vérandas, les serres et les jardins d'hiver; ils ont certainement aussi écrabouillé une petite cassolette carrée fermée par un grillage en filigrane, et qui portait à sa base une sorte de tige ou de poignée, assez longue; cet appareil était en argile durcie au feu et en forme d'une fleur à quatre pétales. Cet étrange ustensile trôna longtemps sur une tablette de verre dans une vitrine. Avant l'intervention de la télévision, il alimenta souvent la conversation du salon; elle emportait alors jusqu'aux canaux de Patagonie.

Où il est dit dans les "Instructions Nautiques" que dans tous ces canaux "les grains ou Williwaws sont très fréquents et sont assez violents pour rendre dangereux l'emploi des embarcations. Même par beau temps, tout canot ayant à s'écarter du navire devra être pourvu de deux ou trois jours de vivres, d'eau et de bois à brûler". Quant à ces fameux Williwaws, dont le mot est tellement virevoltant, avec ses trois "w", ils ne sont pas que pluies, ténèbres, tourbillons et autres diableries de fin du monde, ils sont aussi (ils sont surtout) neige, grêle, et "pain cuit", c'est-à-dire ouragans épais comme soupe de pain cuit, qui tournent dans le sens des aiguilles d'une montre autour des dépressions, en sens inverse autour des aires anticycloniques, accompagnés de la stratification de l'atmosphère, avec de forts effets de mirages, si bien organisés qu'ils déforment même l'inimaginable.

La chaloupe de la Sapho quitta le bord, comptant revenir au bout d'une heure. Elle devait reconnaître, si possible, ce qui semblait être une petite impasse dans le labyrinthe des îles, au sud de la baie des baleines. L'embarcation fut en très peu de temps amalgamée dans la soupe de pain cuit et projetée comme une toupie dans l'inconnu. Les quatre gaillards s'y attendaient; ils n'étaient pas pris sans vert : le trafic clandestin des nurseries de seawolfs n'a pas besoin d'enfants de chœur. Ils firent tête, non pas aux éléments déchaînés, c'était impossible, mais à la mauvaise fortune. Après trois, ou peut-être quatre jours, ou nuits (on ne savait plus) ils furent finalement roulés et vomis sur des rochers désolés.

Les terres de l'archipel en bordure du Horn ne prédisposent pas à la franche rigolade. En réalité, les quatre hommes de la Sapho avaient été jetés, sans le savoir, sur un promontoire de la grande île Santa Inès. Ils subsistèrent un certain temps, sans trop s'éloigner; à basse mer, ils pouvaient ramasser facilement des coquillages, en particulier des peignes très abondants. Enfin, comprenant que la Sapho avait aussi d'autres chats à fouetter, et qu'il n'y avait pas de secours à en attendre, ils escaladèrent un ravin ruisselant de pluie et ils prirent pied sur une sorte de plateau, où les nuées se battaient avec acharnement. Ils trouvèrent des nids de pétrels et d'hirondelles, l'eau douce ne manquait pas, mais ils manquaient de points de repère. Comme ils le dirent plus tard avec insistance : il ne s'agissait pas, d'après eux, d'un amer, d'un phare, d'un relèvement quelconque, de déterminer la position d'un point à l'aide du compas, ou même à vue d'œil toutes choses qui leur étaient familières. Non, il s'agissait de savoir si on était vraiment du lard ou du cochon (révérence parler). Sur les collines des Aygalades, plus tard, pas mal de messieurs accoudés négligemment à la cheminée discoururent de l'âme immortelle avec beaucoup de pertinence, au sujet de la grossière cassolette d'argile cuite, mais sur le plateau balayé par les bourrasques de l'île de Santa Inès, les quatre marins perdus de la Sapho se servirent de leurs propres mots pour dire la même chose.

Ils étaient donc sur le point de se demander si c'était vraiment nécessaire de continuer la lutte, quand ils furent touchés par un parfum; un parfum et non une odeur. L'odeur, ils la connaissent : c'était celle du spermaceti, du blanc de baleine, et également celle de l'ambre gris. Le spermaceti est liquide dans la tête du cachalot; il se solidifie très vite à l'air libre; quant à l'ambre gris, il est mou comme de la cire; on le trouve dans les intestins du cachalot. Les baleiniers disent que cet ambre gris n'est qu'une tumeur maligne. Spermaceti et ambre gris sont très recherchés.

Les quatre naufragés, aussi bien les uns que les autres, connaissaient parfaitement l'odeur du blanc de baleine, et celle de l'ambre gris, mais le parfum était si violent, si épicé malgré le mouvement des bourrasques, et il s'y ajoutait on ne savait quoi de si rassurant, qu'ils se trouvèrent immédiatement requinqués. Ils se mirent à la piste de ce parfum. Ils imaginaient un campement de baleiniers, sans doute en train de vidanger le crâne de quelque cachalot. Mais ils ne trouvèrent qu'une hutte de pierres dans laquelle et autour de laquelle grelottait une vingtaine de Fuégiens Alcalufs. Ces indigènes étaient connus comme les plus arriérés, sans défense et inoffensifs, tant que leurs femmes ne sont pas en jeu. Les quatre marins perdus étaient loin de penser à la bagatelle. Le parfum venait simplement de là, de cette misérable hutte en schiste noir où agonisait un vieil homme. On (les plus stupides, paraît-il, des sauvages) enchantait son agonie en faisant griller sur des braises, dans une cassolette en terre cuite, des bâtons de blanc de baleine et d'ambre gris.

Le reste (le retour des naufragés à la Sapho) est sans intérêt.

Le parfum n'est pas un luxe : nous le voyons bien dans les canaux patagons; ou alors, il est le plus indispensable des luxes. Les parfums permettent d'affronter - et souvent de les vaincre - les mystères les plus terribles.

"Soutenez-moi le cœur avec le parfum des pommes" dit la fille de Saron; quand son monde basculera, Marie-Madeleine n'aura plus de ressource qu'au parfum, elle aussi, comme le Kamikaze.

 

29 août 1970, Jean Giono

 

N.D.L.R. Ce texte est le dernier texte écrit par Giono qui l'a signé moins de six semaines avant sa mort. Il a été publié dans la revue Recherches, éditée par le Centre de Recherches Roure Bertrand Dupont à Grasse (N°18 paru en juillet 1971).

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