Friday, June 23, 2023

Parfum d’Istanbul

Metin Arditi

Dictionnaire amoureux d’Istanbul

Plon & Grasset, Paris, 2022, pp. 551-552

 

 

Parfum d’Istanbul

Un souvenir me revient, au moment de quitter ce texte.

Cela se passait dans une autre vie. J’étais consultant chez McKinsey, au bureau de Paris, le junior d’une équipe chargée d’étudier la division Luxe du groupe L’Oréal. En bon soldat, j’essayais de comprendre les tenants et les aboutissants d’un parfum. Qu’est-ce qui fait son succès ? La division comptait alors trois marques, Lancôme, Courrèges et Guy Laroche. Le grand patron en était le brillant Robert Salmon. Bien sûr, les contacts avec lui étaient comptés pour le débutant. Une personne clé, plus modeste dans la hiérarchie, dirigeait les cheffes de produits, toutes de jeunes femmes qui appelaient leur patronne « la mère supérieure du couvent ». Elle avait “patronyme – piquant hasard – Lemoine (prénom : Clémence). C’est avec elle que j’essayai de comprendre ce qui faisait le succès d’un parfum. « Déjà, le nom ! » fut sa réaction. Y en avait-il un qui incarnait la perfection ? Oui, me répondit-elle, Ma Griffe, un parfum de la maison Carven. L’explication pourrait entrer dans un dictionnaire comme exemple de paradoxe. En portant son parfum et en frottant sa peau à celle de son amant, la femme souhaite que celui-ci se souvienne d’elle, de ses tendresses, qu’il porte leur trace. Mais il fallait aussi que le parfum lui rappelle les morsures de l’amour. Qu’il lui inocule l’intranquillité. Un amour sans blessure ni chagrin, vous n’y pensez pas !

Telle est ma relation à Istanbul : passionnelle, admirative, charnelle, celle que j’aurais entretenue avec une femme qui m’aurait pris dans ses bras, aimé au-delà des mots, fait connaître mille plaisirs, et qui m’aurait, quelquefois, mordu au sang.

Ainsi je quitte ce texte, de la même manière que je quitte Istanbul à chacun de mes retours. Griffé. Et terriblement amoureux.
 

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